Lorsque l'écrivain Bernard Werber regarde sa montre, il est souvent 15h15, ou 2h02, ou tout autre
horaire symétrique. Un sujet détonnement et d'interrogation comme des centaines d'autres
pour cet auteur prolixe, qui a signé plus de vingt romans, réalisé un film, et qui vit son écriture
comme un rêve éveillé.
Propos recueillis par Virginie Gomez.
Quelle expérience extraordinaire vous a
particulièrement marqué ?
Bernard Werber : J'ai rencontré
quelqu'un qui m'a appris à faire du voyage
astral, et ça m'a inspiré.
Les thanatonautes.
C'était en colonie de vacances. Nous avions 13 ans tous les deux et il faisait du raja
Yoga. Il m'a appris à respirer, à regarder, à
tout faire en conscience, à maîtriser mes
battements cardiaques, à nettoyer mon
nez avec de l'eau salé... C'était une initiation à la spiritualité. Il disait que tout était
le yoga. Il m'a aussi appris à tenir une posture, faire le vide dans ma tête et sortir de
mon corps. Sur le moment, il m'a semblé
que c'était ce qui se passait pour moi.
Avec le recul, je me demande si je ne m'en
suis pas convaincu moi-même.
A 13 ans, n'est-on pas plus enclin à
croire ce genre de chose possible, sans
se poser trop de questions?
Pas du tout. Ce n'était pas des trucs de gamins, comme ceux qui se touchent les
doigts pour appeler les fantômes. J'étais
très raisonnable déjà à 13 ans, passionné
par les sciences. On lisait beaucoup tous
les deux. Lui faisait deux heures de yoga le
matin, deux heures le soir, il faisait
attention à sa nourriture, il se levait tous
les jours à six heures, il restait en position
du lotus, immobile, pendant au moins
une heure. Il avait une discipline de yogi,
elle lui venait d'un enseignement qu'il avait reçu d'un maître indien. Ce n'était pas du tout un ado, et moi non plus. Nous étions très conscients de ce que nous faisions. Ça m'a donné envie de poursuivre, j'ai cherché un club de raja
yoga à Toulouse, j'en ai essayé plusieurs,
mais ce que j'y ai trouvé était inintéressant
et n'avait rien à voir avec ce qu'on m'avait
enseigné.
Vous parlez parfois d'un pas nécessaire
de la conscience humaine. N'ayant pas
trouvé d'initiation au raja yoga, comment vous-même avez-vous fait ce pas ?
Ce que je dis, c'est que nous vivons non
pas de l'intelligence, mais de la conscience.
L'intelligence n'apporte pas le bonheur,
elle permet de faire des calculs. La
conscience apporte une expansion de
l'âme, et une capacité à comprendre les
autres et toutes les formes de vie. J'ai trouvé une autre manière de faire ce pas de
conscience : mon écriture, la façon dont je
l'aborde est pour moi un moyen de poursuivre mon initiation au yoga. Quand
j'écris, je suis par moment en état de
transe. Je m'oublie complètement. Je pratique l'écriture depuis l'âge de 16 ans et je
vais en avoir 50, ça fait donc 34 ans que
j'écris tous les jours, et ça me met dans un
état de flottement que j'appellerai du rêve
éveillé. C'est ma forme de spiritualité la
plus active. L'avantage, c'est que c'est mon
métier et que ça aboutit à quelque chose
de visible pour les autres.
Beaucoup de choses vous échappent-elles
au cours de ce processus ?
Il y a un lâcher-prise qui est ma forme de
maturité, au contaire d'un écrivain débutant qui voudrait tout contrôler. Plus on
pratique, plus on est dans une sorte d'inspiration naturelle. Quand j'écris, je
ne sais pas où je vais aller. Je suis le premier lecteur de ma propre écriture et le
premier surpris de ce qui sort. Quand il y
a des dialogues, ce que va dire un personnage ne m'aurait jamais traversé l'esprit.
Et pourtant, c'est sorti, et c'est moi qui l'ai
tapé. En l'écrivant, le dialogue va me faire
rire ou va me surprendre. Est-ce une
forme de schizophrénie? Est-ce que mes
personnages existent ? Je ne sais pas. Mais
c'est une sensation très amusante. Tout à
coup, mes dialogues se mettent à exister
automatiquement. Je me laisse porter...
comme au surf. Il y a une vague. Mon art
consiste à essayer de me placer au bon en
droit, et une fois sur la crête, d'y rester le
plus possible sans tomber. L'écriture est
devenue mon yoga. Elle me permet de
planer, d'avoir des extases. Elle me permet
aussi de savoir qui je suis.
En vous perdant, vous arrivez à savoir qui vous êtes ?
La machine à intellectualiser, à tout expliquer, à reproduire des habitudes, s'éteint.
Apparaît alors autre chose, le moi véritable, la pensée pure. Et c'est ça qui écrit.
Je ne recherche pas la magie, les fantômes,
la méditation, les produits hallucinogènes. Je cherche juste à me reconnecter.
Dans le yoga, on fait taire le papillonnement
de la pensée. Autre chose apparaît,
qui est le moi véritable. Certains y arrivent peut-être aussi par le sport, la peinture, l'alpinisme... Moi c'est dans l'écriture que je fais taire l'intellect et laisse
parler l'inconscient.
Source : Le magazine de l'INREES numéro 11.